CIRCUITS COURTS: LA RUBRIQUE DE NICOLAS ANDRIEUX #4 RENCONTRE AVEC SIXTINE AUDEBERT
Sixtine Audebert est une activiste culturelle très investie. Journaliste pour l’émission Mauvais Genres de France Culture, pigiste pour Mad Movies, doctorante, enseignante, elle est aussi la co-autrice avec Samuel Guillerand de Rëquiëm, fanzine hommage à la presse et à la micro-presse hard rock et metal des années 1980 et 1990 en France. À l’occasion de la sortie du troisième opus de la série (contenant notamment un entretien de notre Hors-circuiteur international, Patrice Herr Sang), elle a réservé à Hors-circuits l’immense fierté de revenir sur son parcours radical ainsi que sur ses convictions aiguisées quant aux états de l’académisme hexagonal et de la presse papier. Rencontre étincelante, et dans le temple ironiquement mainstream du Starbucks de la rue de Rivoli, avec une apôtre radicale des cultures alternatives.
 
Andrieux Sixtine Audebert
 
Dans l’édito du deuxième opus de Rëquiëm, tu qualifiais le premier comme « un rendez-vous joyeux », le deuxième comme « plus ascétique ». Comment as-tu pensé le troisième autant dans son contenu que dans son exécution ?
 
Ce troisième numéro se situe à l’équilibre entre les deux écoles : à la fois « fanzinesque » dans son esthétique, dans son énergie ; mais aussi plus résolument axé sur la ré-flexion, grâce à de nouveaux témoignages l’érigeant en bilan de ce triptyque consacré à la micro-presse « hard-rock » des années 1980-1990 en France. Certains entretiens s’insèrent plus large-ment dans la famille du rock dur, celui par exemple de Patrice Herr Sang  Lamare du fanzine New Wave. D’autres interrogent le médium en tant que tel : ceux de Guillaume Gwardeath, ex-directeur de la Fanzinothèque de Poitiers ; ou de Jeff, créateur d’Up the Zines ! qui répertorie depuis 25 ans toutes les parutions, s’efforçant de fournir des entretiens au long cours avec leurs auteurs maintenus dans une pénombre médiatique… Un véritable travail d’archiviste qui mérite d’être salué.
 
Mon idée pour ce troisième et dernier volet était donc d’élargir les horizons des deux numéros précédents, mais aussi de les mettre en perspective d’une réflexion sur la nature, l’évolution, les incidences du fanzinat aujourd’hui.
 
Peux-tu revenir sur la genèse de Rëquiëm ?
 
L’aventure prend sa source dans le cadre de mes recherches doctorales que je consacre en partie aux fanzines de hard français des années 1980 (1). J’organisais une conférence sur l’écriture d’Enfer Magazine (2), périodique culte des années 1980, pour laquelle j’avais interrogé les rédacteurs du fanzine originel, avant qu’il ne devienne un titre de presse. Je disposais donc de trois entretiens-fleuves totalement inédits, et mon compagnon, Samuel Guillerand, m’a encouragée à partager ce contenu avec la communauté « hardos » nostalgique de cette période. Rëquiëm est un travail à quatre mains : nous avons travaillé ensemble à l’édition de cette matière, avec ses interventions décisives pour l’élaboration du sommaire, le rubriquage, mais aussi l’impression, la diffusion et la mise en place, la gestion des comptes et des stocks — car tout cela fait bel et bien partie de l’activité d’écrire, a fortiori lorsque l’on œuvre en autonomie complète. J’imaginais en rester là, maisRëquiëm a rencontré son public. Son succès (600 copies écoulées, 4 tirages) et le retour enthousiaste des lecteurs ont motivé un deuxième, puis un troisième numéro…
 
Samuel — qui est musicien, journaliste culturel, auteur de plusieurs livres sur les scènes rock souterraines, ainsi que sur différentes histoires de presse des années 1980/1990 — m’avait aussi alertée sur l’importance de lier la théorie à la pratique, de « mettre les mains dans le cambouis » ; lancer un fanzine devait me permettre d’approfondir mes études sur le fanzinat pour me rendre compte des implications économiques, éditoriales, pratiques… Au départ, j’étais sceptique devant l’énorme charge de travail que cela représentait ; j’ai rapidement dû admettre les bénéfices considérables de l’exercice !
 
Je pense notamment à la série de lieux communs accolés généralement à la passion — la posture romantique du marginal, le désintéressement, le dévouement, l’engagement et le sacrifice. En expérimentant par moi-même, je me suis rendu compte de ce que cela signifiait de s’impliquer réellement. Et je dois finalement reconnaître la radicalité du simple geste de se priver de déjeuner pour acheter plutôt des disques avec « l’argent donné par les parents » qu’évoquent les jeunes fans de hard de mes recherches. De même, j’interprétais les remerciements qui accompagnent un ouvrage comme une convention : je les entends désormais comme les gages d’une véritable émotion. Comme nous fonctionnons sans aucun intermédiaire, j’ai été en contact direct avec mes lecteurs, qui m’ont adressé de longs messages très émouvants me faisant part de leur histoire personnelle ; pas de « blabla » dans leurs souvenirs, une immense sincérité.
 
Évidemment, cela a été d’abord regardé d’un œil suspicieux par mes directrices de recherche, m’avertissant notamment du caractère chronophage d’un tel projet, insistant sur le ratio bénéfices/temps perdu (à une époque où le terme du financement qui m’était attribué par l’université approchait). D’une part, il faut absolument redire, et sans rougir, que l’aspect économique est un maillon indéfectible du cercle vertueux qui pousse à « faire des choses » : je n’aurais pas été aussi prompte à éditer un deuxième numéro du fanzine sans avoir pu me réjouir de la circulation du premier, et les bonnes recettes sont plus ou moins directement réinvesties dans les projets futurs, qu’elles autorisent en quelque sorte. D’autre part, les gratifications sont aussi d’un ordre non comptabilisable : les compétences acquises, les rencontres humaines, le respect du travail — aussi amateur soit-il.
 
Rëquiëm est devenu un jalon essentiel de mon projet de recherche. Ma thèse a en quelque sorte évolué vers la « recherche-création » : la partie pratique précède et prévaut presque sur la partie théorique. Non seulement j’exploite tous les entretiens accumulés au fil des trois numéros, mais encore j’affirme désormais avec force qu’il est absurde de se poser en spécialiste d’une chose que l’on a point expérimentée — dans mon cas, étudier la presse sans y avoir soi-même écrit.
 
Andrieux Sixtine Audebert
 Requiem 1 Andrieux Sixtine Audebert
 Requiem 2 Andrieux Sixtine Audebert
 Requiem 3
 
Comment, à ton avis, la recherche sur le fanzinat peut-elle enrichir les études littéraires en France ?
 
On constate d’abord un vide bibliographique à combler : à part quelques monographies et beaux livres, du côté universitaire, que ce soit en littérature ou en sociologie, les recherches sur la presse et les magazines sont trop rares. Mais plus largement, il est temps de changer de focale… Je suis également une lectrice passionnée de Balzac, de Flaubert, de toute cette littérature romantique puissamment libérale (au bon sens du terme) du XIXe ; mais tout a plus ou moins été écrit sur le sujet… et il est difficile de comprendre le monde actuel uniquement à partir de ces grilles de déchiffrement, que l’on a décrétées plus légitimes. Désormais, le fait littéraire n’est plus central dans notre culture, essentiellement tournée vers l’audio-visuel. La presse est le précieux dernier jalon d’un rapport passant malgré tout par le texte imprimé. Malgré tout, c’est-à-dire malgré son économie de signes, ses expressions stéréotypées, ses images et ses photographies, son caractère publicitaire, etc. mais tout de même. Oui, les mots dans ses colonnes sont des faits littéraires, mais de leur époque : une trace qui encode un système médiatique global. On comprendra mieux la chronique d’un disque en écoutant la musique à laquelle elle se rattache et en étant habitué du jargon des radios, en collectionnant des albums et en visualisant leurs pochettes, en étant avisés des relations des gens qui l’écrivent… qu’en superposant à toute force les outils universitaires destinés à l’analyse de la Littérature avec un grand L. C’est une pure question de bon sens !
 
L’université française a énormément de mal à voir ces nouveaux enjeux — et cela vient très probablement de notre tradition disciplinaire monomaniaque, alors que les Etats-Unis dé-cloisonnent par exemple avec les cultural studies. Qui se présente avec un sujet relatif au fanzinat sera toujours contraint de défendre la littérarité de ce sujet. Cela semble paradoxal : qu’est-ce qu’un magazine sinon écrire ? Non comme dans un livre, certes, mais cette autre écriture pose des questions passionnantes, et il faut veiller, en bon chercheur, à ne pas en lisser la spécificité. Les rédacteurs des fanzines hard sont des amateurs, ils ne sont formés, à l’origine, ni à l’écriture en tant que telle, ni à l’exercice du rubriquage. Pour autant, ce sont d’abord des lecteurs de presse et ils lisent des magazines au kilomètre : ils ont donc une compréhension intuitive du système, ils écrivent selon des règles implicites. Lesquelles ? Penser que cette question n’appelle pas un travail résolu-ment littéraire me semble absurde. Ces écritures convoquent d’autres objets culturels — la musique, le cinéma… Pourquoi s’agirait-il d’une forme impure ? Parce que la langue ne se réfère pas unique-ment à la langue, que cette forme hétérogène se nourrit d’autres référentiels ?
 
Enseignant en Lettres modernes comme en Sciences de l’information et de la communication, je peux témoigner de la difficulté à se situer quand on prétend travailler en littéraire sur les médias. Je suis tantôt assignée aux nouveaux parcours médiatiques pour les Lettres — où l’on doute de mes compétences pour le reste —, tantôt aux cours d’histoire pour les Infos-Comm — n’ayant aucune notion de numérique, ou moins encore de marketing. J’essaye donc d’inventer autre chose. J’invite notamment des intervenants parvenus à transformer leur passion en métier : le directeur de l’UGC des Halles autrefois simple ouvreur fan de cinéma, par exemple, le directeur du Cherche-Midi jadis avocat d’affaires, etc. Je mène une sorte de master class, ponctuée de questions de quelques élèves (principalement responsables de la retranscription et de l’édition des papiers par la suite), visant à interroger ces parcours atypiques pour nourrir et ouvrir le champ des possibles de ces jeunes étudiants. Les interviews sont ensuite compilées dans un fanzine de classe, et assorties de chroniques culturelles rédigées par les intéressés. L’objectif est de pousser les jeunes à s’investir personnellement et éveiller leur sens des responsabilités, chatouiller leur détermination.
 
En t’écoutant, j’ai l’impression que la formation principale est finalement celle de la pratique, du terrain…
 
Les connaissances peuvent certes être acquises par le biais de lectures théoriques. Mais elles ne valent rien tant qu’elles n’ont pas été éprouvées dans le monde réel ; aussi doivent-elles indéniablement s’accompagner de pratique. La connaissance et la maitrise passent nécessairement par le faire ! Le débat dure éternellement entre la légitimité des universitaires et celles des amateurs ; les amateurs développent une autre expertise, para-scolaire, para-institutionnelle. Comment peut-on parler d’un objet sans en avoir fait l’expérience ? La recherche s’accompagne souvent d’une approche hors-sol, d’une tour d’ivoire. Dans les formations d’archéologie, les étudiants doivent à un moment donné dans leur cursus se rendre sur des sites de fouille, par exemple. Pourquoi cela serait-il différent pour le champ littéraire ?
 
La pratique artistique réelle se situe aux antipodes de la posture romantique : faire, produire, dans une tradition artisanale et suivant une logique économique, impliquant calculs, discussions avec les techniciens ; le cambouis concret de la production d’objets. Les amateurs s’imaginent qu’écrire ne correspond qu’à l’acte de former de belles phrases sur un papier, se résume à se présenter dans la solitude immaculée de l’auteur génial… Mais non ! Écrire implique de relire, corriger, éditer, réécrire, publier généralement à plusieurs ; cela exige aussi des connaissances pratiques et une capacité à s’inscrire dans une filière économique, un marché déjà bien saturé. Une fois avisé de tous ces éléments, on peut espérer « vivre de son art », de sa plume ou de sa musique — et non pratiquer en dilettante une bien inoffensive passion occupant nos fins de semaine.
 
Je crois à cette écologie, à cet idéal libéral de l’économie comme équilibre. L’argent est un maître mot que j’assume complètement : véritable nerf de la guerre, comme force de gestion, de motivation et de re-motivation, tant qu’il reste non la fin mais le moyen. Les « rêves de fortune » ne m’obsèdent en rien ; mais les ressources définissent évidemment les paramètres du possible. La passion est une force motrice, certes ; mais cantonnée aux pauvres zones de la « fin de semaine » (le weekend, invention aussi tragique que les vacances dans un monde où le travail ne constitue plus une finalité en soi), elle peut être exploitée à perte et devenir aliénante.
 
Tout devrait opposer passion et « divertissement » (étymologiquement, « ce qui dé-tourne »), alors que les deux acceptions tendent de plus en plus à se recouvrir. Pour moi, enterrer la chose qu’on aime le plus et qui est censée être, intrinsèquement, une expression de la personnalité, une partie du temps pour gagner de l’argent relève quasiment de la schizophrénie. Les loisirs (aussi typés transgressifs, DIY, rock soient-ils) sont la carotte de la société capitaliste pour faire avancer le bourricot : une réponse à une insatisfaction, un expédient addictif, un « happy hour », un besoin de se vider la tête… Personnellement, j’aspire à remplir la mienne ! Je regarde deux films par jour : un en DVD emprunté à la médiathèque sur mon ordinateur, l’autre en salle, au cinéma. Je lis entre un et deux bouquins par semaine. Je fréquente les théâtres deux fois par mois (je pratique aussi en amatrice), et me rends autant au musée. Je refuse absolument qu’on appose à une seule de ces activités le terme infamant de « divertissement », l’insulte suprême : tout ce que je fais est cohérent, logique, par rapport à mes objectifs autant à court qu’à long terme. Aucune frontière entre le travail et la vie, un rythme très soutenu, et un renoncement aux normes et au confort ; parfois, c’est un peu épuisant, mais c’est le prix de mon écologie passionnée, et j’en suis fière !
 
Comment, selon toi, le fanzinat a-t-il évolué depuis les années 1980-1990 ?
 
Rëquiëm se situe à la confluence entre le fanzine et le bouquin micro-édité : cette hybridité témoigne, je crois, d’une évolution de la presse papier de manière plus large. Dans les années 1980-1990, elle était très vivace notamment parce que des personnalités fortes soumises à un numerus clausus occupaient une place prépondérante, de médiateurs dans l’orientation et la formation des goûts culturels (ils ne ressemblaient pas aux « influenceurs » d’aujourd’hui). Les fanzines trouvaient une place naturelle, celle d’une pépinière de talents : des amateurs, poussés par un élan d’amour pour tel mouvement musical ou cinématographique, guidés non par l’argent, mais souvent par des fantasmes adolescents d’imiter leurs idoles — sinon les musiciens, alors les journalistes qui partagent leur expertise musicale — et de prétendre appartenir au monde qu’ils convoitaient, s’insérer dans ses réseaux sociaux et participer ; et souvent, à force de bon vouloir et de bien faire, ils finissaient par trouver des débouchés dans la presse plus grand public ou dans le business de la musique, ayant acquis une expérience valable par le terrain et la pratique. La fameuse professionnalisation para-institutionnelle dont je parlais plus tôt.
 
Aujourd’hui, cet écosystème est court-circuité par la démocratisation du conseil cri-tique et par le piratage massif ! On s’abreuve en permanence de choses gratuitement, les barrières ont sauté et n’importe qui consomme n’importe quoi n’importe comment. Jadis, l’accès aux objets culturels obéissait à une cohérence éthique, on observait presque une dimension morale autour de l’achat d’un objet. Il impliquait une formation longue. Pour s’aiguiller dans le choix d’un disque, il fallait lire tous les magazines, investir de son temps pour comprendre puis trouver ce qui intéressait (se procurer le LP désiré n’était pas toujours une mince affaire, et pendant ce temps-là, on en rêvait !), et investir son argent en s’efforçant que ce ne soit pas à perte. Maintenant, on a accès à tout, tout le temps : j’entends par exemple mes étudiants parler de certains films ultra pointus, sans avoir vu au préalable d’autres films clés ; la « culture de la playlist » parasite également les hiérarchies culturelles. Rien n’implique plus une cohérence du mode de vie et des pratiques, court-circuitant ce que j’appelle une « écologie de la passion », un monde de l’art harmonieux et bien réglé qui devait former les amateurs pour exister.
 
Surtout, l’argent ne circule plus — il n’y a jamais eu autant de « culture » en circulation, et bizarrement, plus personne ne parvient à en vivre ! Parce qu’il n’est plus injecté par la publicité. Certes, la critique est facile contre les contenus sponsorisés, mais ils ont toujours existé et ce soutien communautaire, ce prosélytisme est l’essence même de la culture « fan » (de « fanatic » en anglais) : que ce soit dans les fanzines sous la forme d’éloges mensongers du dernier disque des copains, ou dans les magazines avec le publirédactionnel, cette bataille culturelle est bel et bien une affaire d’engagement. La faille est ailleurs à mon sens : dans la disparition de l’objet physique. Le cercle vertueux, dans le meilleur des mondes, voudrait que ces cultures s’autofinancent : 1) la presse (magazine a fortiori, qui coûte très cher à produire et fonctionne sur une grande échelle) a besoin d’argent 2) la publicité de partenaires économiques ayant la même vision culturelle en injecte pour soutenir leurs productions 3) les gens achètent ces magazines et ces objets, et à terme les plus inspirés produisent à leur tour. Ainsi investissant financièrement et s’engageant intellectuellement (par l’écriture, par la lecture, par la rêverie et les pratiques imitatives…), chacun participe à son petit niveau de l’existence de la culture qu’il aime et de la croyance en ses valeurs. La gratuité des contenus (et le streaming par exemple) empêche de préserver le minimum vital. Les gens sont toujours prompts à économiser…
 
Dans la conférence passionnante que tu donnais pour Acazine en septembre 2023, tu associais le fanzinat metal des années 80-90 à un « rêve d’émancipation culturelle » qui aurait depuis « foiré ». De quel rêve parlais-tu ?
 
J’émettais un point de vue critique sur la culture metal (et rock plus largement) aujourd’hui, qui est devenue, à mes yeux, une vaste plaisanterie. Certes, les metalleux sont d’énormes consommateurs, fort avisés de l’importance de l’achat d’objets matériels, soutenant donc l’écologie économique de leur culture. Un bon point pour eux ; mais je voulais souligner la dissociation totale entre la persistance de leurs fantasmes adolescents et leur mode de vie de quinquagénaires rangés. Ils bossent toute la semaine dans un bureau, ils ont quatre enfants, deux voitures, mais, le weekend, Satan règne sur le monde.
 
Attention, j’apprécie toutes les interactions humaines que j’ai avec eux. Mais je ne vois plus aucune radicalité dans cette culture — a fortiori en une époque où il est permis de consommer absolument tout ce qu’il nous plaira, de la musique extrême aux drogues, en passant le BDSM et le cinéma d’horreur, où plus rien n’est réellement choquant et il faut tout tolérer. Je ne me reconnais simplement plus dans l’évolution de ces mentalités… et contrairement à beaucoup de gens, je suis loin de penser que nous « ayons gagné ».
 
Dans tes recherches, tu travailles notamment sur la « culture jeune ». Quelles réalités mets-tu derrière cette notion ? Un âge ? Un état d’esprit ? Un appel d’air ?
 
Je l’utilise de manière très particulière. Pour comprendre l’émergence de cette culture, il faut trouver ses racines dans la modernité culturelle européenne. Je pense par exemple au mouvement littéraire du Romantisme qui a cristallisé le premier au XIXème siècle ces nouvelles possibilités de réalisation de soi : de jeunes auteurs s’émancipent d’un destin familial tout tracé comme de privilèges sociaux en inventant la notion, démocratique et libérale, de génie ; le mérite dépend désormais de ses propres talents, et non de sa naissance. La presse, et la petite presse, ce protofanzinat, sont les conditions techniques de cette évolution dans cette phase que les historiens désignent comme « le capitalisme d’imprimerie ». De concert, les peintres profitent de cette émergence de réseaux internationaux. Toute la vague des avant-gardes littéraires et picturales, succession rapide de phénomènes de mode doctrinaires (les fameux -isme, du réalisme au surréalisme, de l’impressionnisme au constructivisme, sans exhaustivité), propagés par la viralité médiatique (la naissance de la critique, les scandales dans la presse, les manifestes, etc), ne sont autres qu’une application des principes de la destruction créatrice schumpeterienne.
 
Cette révolution française (le jeu de mots n’est pas fortuit, tout part de ce bouleversement historique) va courir jusqu’au début du XXe, induisant une croissance par l’innovation culturelle, où Paris est « capitale des arts ». Avec les deux conflits mondiaux, la « modernité » se déplace aux États-Unis qui acquiert à leur tour le fameux « soft power » (aujourd’hui, ces phénomènes d’hégémonie culturelle sont disputés par l’Asie, après le « cool Japan », la « hallyu » coréen) : dès les années 1920-1930, une nouvelle démocratisation de la culture s’opère avec la « culture de masse » diffusée par la radio et le cinéma, le jazz puis le rock, offrant les mêmes rêves romantiques de carrière (qu’est-ce, sinon, que la rockstar ?) à une frange plus large et pus réellement populaire (question de diffusion et d’appropriation permise par les nouvelles technologies) que ne l’avait été le milieu littéraire ou le marché de l’art français. Ainsi nait la « culture jeune » à proprement parler. Elle est à la fois un nouveau segment lucratif du marché, et ce fameux « rêve d’émancipation » dont je parlais dans l’entretien Acazine. Le rock, par exemple, a toujours été à la fois une musique commerciale (induisant du pur fétichisme vestimentaire, la collectionnite de vinyles, etc.), et une véritable porte de sortie ; il faut voir comment les gens en usent.
 
Enfin, j’ajouterai que, dans ma bouche, la culture jeune est un phénomène franco-français, de réception de cette modernité américaine. Non qu’elle n’existe pas aux USA, mais en France, elle n’a ni le même potentiel transgressif, ni la même manière de se construire : purement médiatique et fantasmatique, étant donné la distance géographique et culturelle, les produits qui déferlent sur la France d’après-guerre sont réellement exotiques !
 
D’un point de vue plus personnel, quel a été ton chemin vers cet objet de recherche ?
 
Toute recherche est une forme d’auto-psychanalyse. La mienne m’a aidé à déconstruire mon parcours personnel. Je viens d’une bourgeoisie désargentée, héritière d’héritiers, qui travestit des biais de pensée en bienséance, qui maintient les apparences d’un décorum fastueux malgré des envers galère. J’ai envoyé bouler tout cela pendant l’adolescence, de manière très violente. Plus tard, engager une réflexion sur les cultures jeunes, sur le hard rock, sur le metal, sur la transgression, m’a permis de faire un pas de côté, d’analyser cette rébellion que je sentais bouillonner en moi de manière productive. Cette recherche est l’histoire de ma vie.
 
Je me souviens, pendant mes études, d’un schisme total entre mes cours de grec ancien la journée, et mes looks impossibles et mes virées nocturnes déjantées. La vie m’a providentiellement présenté une échappatoire à ce qui s’annonçait comme une impasse : d’une part, j’ai été reçue en stage par François Angelier à l’émission Mauvais Genres sur France Culture — il m’a en-suite gardée et j’y suis toujours, neuf ans plus tard ; d’autre part, mon directeur de mémoire a accepté que je travaille sur des problématiques contemporaines ayant trait à la pop culture alors que j’étais toujours spécialiste de l’Antiquité, pour mon mémoire (les photographies pastiches des tableaux de Boticelli par le photographe David LaChapelle). Deux institutions s’il en est — France Culture et l’université — légitimaient mes « penchants obscurs ». Ne plus avoir besoin de maintenir une ambivalence entre mon travail et ma passion m’a sauvée, entre ce qui était acceptable socialement (ma présentation en bonne élève) et mon irrépressible envie d’être incorrecte et de ne pas rentrer dans le moule. Pour mon second mémoire, j’ai travaillé sur les usages du latin dans la musique metal : j’étais passée dans une autre sphère, j’avais entamé mon chemin vers ce que je voulais vraiment faire.
 
Aujourd’hui, je me sens équilibrée, zen, et la dimension thérapeutique, psychanalytique, est essentielle dans ma recherche. Beaucoup plus que celle exploratoire, de faire quelque chose qui n’avait pas encore été fait, de combler un vide universitaire… Ma thèse ne ressemble à rien, sans doute peu déontologique : j’y mélange les transcriptions littéraires de mes entretiens menés pour Rëquiëm, une archéologie des médias, les versants d’une histoire culturelle et orale, des perspectives de philosophie morale… Pas certaine que cela satisfera aux attentes du jury. D’autant que j’assume une prise de parole à la première personne, loin des standards académiques français. Pour étudier quelque chose de manière légitime, il faudrait l’aborder de manière « objective » (j’y appose des guillemets). Je pense que c’est une erreur de penser ainsi. Il me semble que l’objectivité est une lubie, un fantasme théorique absurde — pour paraphraser Bruno Latour, les conditions objectives de l’expérience sont bien une forme artificielle et aseptisée de laboratoire. La subjectivité me semble un million de fois plus naturelle! C’est en tout cas la démarche que j’adopte dans ma recherche…
 
Tu disais que ce troisième numéro de Rëquiëm boucle le triptyque consacré à la micro-presse hard rock. Est-ce la fin de l’aventure ?
 
Non, bien sûr ! L’idée est d’élargir le spectre aux autres grandes histoires de la presse passée. C’est le sens du terme « requiem » : un hommage au papier. Nous désirons célébrer dans le futur, d’autres genres de fanzines, pourquoi pas ceux dédiés aux films d’horreur par exemple, Ciné Zine Zone, Médusa, Vidéotopsie… Après l’iconographie metal, ça serait aussi l’occasion d’aller explorer d’autres magnifiques visuels !
 

 
(1) Le titre complet est « Presse amatrice, imaginaire libérale et culture populaire : magazines et fanzines de hard en France (1980-1990), une archéologie littéraire des technologies de réseaux ».
 
(2) Enfer magazine est un magazine musical français spécialisé dans le hard rock et le metal, édité entre 1983 et 1987.
 

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Circuits Courts: la rubrique de Nicolas Andrieux #2 Rencontre avec Christian Valor et Marilyn Jess
 
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