CIRCUITS COURTS: LA RUBRIQUE DE NICOLAS ANDRIEUX #3 RENCONTRE AVEC LAURENT COURAU
De toutes les délicieuses immondices réservées par la trentième édition de l’Étrange Festival, trois d’entre elles ont particulièrement brûlé oreilles et rétines : l’exposition Mirabilia Creaturae, la projection de Makamisa: Phantasm of Revenge, et le concert de Ndox Electrique. Trois hybrides frissons, trois célébrations mystiques, qui ont le point commun d’avoir été orchestrés par Laurent Courau, rédacteur en chef - entre autres innombrables choses - de La Spirale et de Mutation Magazine. Prophète des cultures alternatives, Laurent nous a fait l’immense plaisir de répondre à quelques questions, revenant notamment sur ses épiques programmations à l’Étrange, sur ses accointances vampiriques, autant que ses doutes quant à l’imaginaire des nouvelles technologies. Rencontre exclusive, en terrasse d’un Paris sous la pluie, avec un passionnant artisan des possibles !
 
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© Laurent Courau
 
Peux-tu nous retracer l’histoire de la Spirale et de Mutation Magazine ?
 
J’ai lancé La Spirale au début des années 1990. Au départ, c’était un fanzine vidéo. Puis le format a évolué vers une sorte de newsletter photocopiée, distribuée gratuitement à Paris et dans le reste de la France. J’y parlais surtout de cyberpunk, de cyberculture… En 1995, j’en ai eu marre de passer des heures sur les photocopieuses, d’assurer les envois par la poste et j’ai décidé de basculer le fanzine sur Internet. Les premières connexions grand public venaient d’arriver en France. C’était tout neuf. Et une occasion rêvée, puisque que je fantasmais depuis des années sur les réseaux informatiques, auxquels je n’avais pas encore accès, au travers de mes lectures : les comics, les romans de SF et les fanzines cyberpunks. L’évolution s'est donc faite naturellement.
 
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© Laurent Courau
 
Le milieu des années 1990, c’était encore l’époque des pionniers du web. On pouvait tout expérimenter sur un territoire virtuel sauvage, sans lois, ni règles. Et l’aventure a duré près de 30 ans, jusqu'à ce que je décide d'arrêter La Spirale au début de l'année 2023. Simplement par lassitude. La Spirale restait trop liée à des « cultures alternatives » dans lesquelles je ne trouvais plus mon compte. Pour faire simple, je m'ennuyais par répétition et habitude. Désolé mais non, je n’avais plus envie de parler [que] de punk hardcore, de squats de hackers, de modifications corporelles ou de rituels sataniques bizarres. Ayant suffisamment donné par le passé, ça devenait trop confortable, il ne me manquerait bientôt plus qu’une pipe, une crête verte et une paire de pantoufles… (Rires)
 
Pas que je n’apprécie plus les nouvelles musiques extrêmes ou les cultes étranges, mais j'avais (aussi) envie d'aller voir ailleurs si j'y suis au travers d’un nouveau média. Mon idée était de mettre sur un pied d’égalité la recherche scientifique, le monde des idées et la création tous azimuts. C'est là que ça se passe, ici et maintenant, avec les intelligences artificielles, l'explosion de la robotique, les biotechnologies, la relance de la course à l'espace et la convergence de tous ces domaines de recherche. Nous vivons un époque passionnante, unique dans l’histoire de l’humanité, marquée par une courbe exponentielle d’innovations technologiques. Charge à nous de nous en emparer, de ne pas laisser ces nouveaux outils entre les seules mains des pouvoirs en place.
 
Pour ces raisons, je tenais à consacrer une place importante à la science. En gardant une ligne éditoriale exigeante et quelque part radicale, mais en ouvrant aussi - très largement - le champ des possibles. En renouant avec les marges comme des espaces de liberté et de créativité, et non comme des chapelles esthétiques avec leurs codifications et leurs normes. Il y a aussi plein de freaks chez les chercheurs et les scientifiques. Ces réflexions ont mené à la naissance du projet Mutation, d’abord sous forme de posters imprimés à lire, que nous avons célébrée en juin 2019 à la Gare Expérimentale, avec une grande « mutant garden party » qui a réuni plusieurs centaines de personnes autour de concerts, de projections, de conférences, de DJ sets et d'expositions.
 
Et ça s’est depuis prolongé avec le lancement d'un nouveau magazine numérique, très actif depuis la rentrée 2023, suivi de collaborations avec nos amis de L’Étrange Festival et du Cabinet des curieux. Mais ça ne s’arrêtera pas là, car Mutation est pensé dès le départ comme un réseau tentaculaire. Dès le début de l’année 2025, Mutation proposera des rendez-vous mensuels entre sciences et underground à Paris, ainsi qu’une version imprimée et semestrielle de la revue. Bref, l’aventure continue, toujours en mode DIY, avec la rage et le sourire ! Et j’en profite pour signaler que notre porte est grande ouverte aux bonnes volontés, à toutes les personnes qui auraient envie de contribuer dans la joie, l’énergie, l’intelligence et la bonne humeur.
 
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© Laurent Courau

D’une certaine façon, entre le début de la Spirale et de Mutation Magazine, l’analyse de la réalité a pris le relais de l’anticipation …
 
En effet, ça correspond bien à la vision que j’en ai ! Les imaginaires des décennies passées semblent s’être incarnés dans la réalité d’aujourd’hui.
 
Prends l’exemple du roman Neuromancien (1984) de William Gibson, l'une des grandes références de la littérature cyberpunk. Son auteur avait imaginé des intelligences artificielles en roue libre sur les réseaux informatiques, les dérives d’un hyper-capitalisme exacerbé au travers des zaibatsus, des multinationales plus puissantes que les États, la prééminence du monde numérique sur le réel et ses effets rétroactifs sur nos capacités cognitives. On pourrait aussi évoquer John Brunner et son roman Tous à Zanzibar, qui prophétisait l’ingénierie génétique, le grand retour des extrêmes politiques, la surpopulation, l’hyper-médiatisation de nos sociétés, l’anarchie urbaine, les déplacements massifs de populations, etc.
 
Et nous nous trouvons donc, en 2024, à la confluence de toutes ces anticipations. On se prend tout dans la gueule, d’un seul coup, en poursuivant cette liste à la Prévert… avec l’omniprésence des réseaux sociaux, les intelligences artificielles, les méta-crises énergétiques, économiques et sociales, le dérèglement climatique, l’hyper-populisme, le grand retour de la guerre sur notre continent et dans le bassin méditerranéen, une pandémie mutante, des sociétés sous surveillance permanente, le conformisme corporel et esthétique pour les masses, une exacerbation des clivages sociaux avec une paupérisation des classes moyennes et les populations les plus aisées qui se réfugient dans des enclaves toujours plus sécurisées.
 
Envisager ce qu’il se produira dans un avenir plus ou moins proche (même pas lointain) n'en devient que plus toujours difficile. Ce qui constitue d'ailleurs l'un des grands problèmes majeurs de la science-fiction contemporaine. Les auteurs semblent éprouver de plus en plus de difficultés à accoucher de nouveaux imaginaires originaux. Comme si la vitesse et la complexité de notre monde les inhibaient dans leurs fantasmagories littéraires. Et il me semble que l’on retrouve les mêmes blocages intellectuels en politique, quel que soit le courant, à gauche comme à droite, où la pensée semble tourner en rond sur les mêmes questions communautaires, identitaires ou égotiques. Loin des enjeux de notre époque charnière, qui exigent un autre niveau de réflexion.
 
Est-ce que tu vois l’IA comme une nourriture d’imaginaires ?
 
Non, je ne perçois pas (encore) de rupture dans les imaginaires. L’intelligence artificielle participe avant tout à une nouvelle accélération d’un processus d’hyper-production entamé depuis les origines de l’ère industrielle. Qu’est-ce que c’est, pour l’instant, que l’IA générative ? Une super photocopieuse ! Elle reproduit du texte, des images, des sons et des séquences audiovisuelles. C’est un outil fantastique, que j’utilise quotidiennement, mais rien de plus qu’un outil. Les intelligences artificielles sont là pour nous aider, nous accompagner, voire pour nous amplifier. Mais il ne leur appartient pas d’accoucher d’une rupture, de « penser » de nouveaux imaginaires, cette tâche nous incombe. C’est à nous de le faire.
 
Il n’y aura pas de deus ex machina, comme dans les tragédies grecques antiques. D’intervention d'une divinité informatique qui surgirait des entrailles d’un super-calculateur pour dénouer, de manière impromptue, la situation désespérée dans laquelle nous nous trouverons collectivement si nous poursuivons sur la voie actuelle. Il n’appartient qu’à nous de sortir des récits dystopiques à la mode, du flot de nouvelles anxiogènes sous lesquelles nous ensevelissent le divertissement et les médias de masse pour reprendre confiance en notre capacité à modifier le cours de l’Histoire. D’ailleurs, qui sait ? Des gamins géniaux sont probablement déjà en train d’inventer de nouveaux usages insoupçonnés pour l’IA, à l’instant même où nous échangeons.
 
Ton propos est assez pessimiste et pourtant les trois propositions auxquelles tu as participé à l’Étrange - l’exposition au Cabinet du Curieux, la projection du film de Khavn de la Cruz et le concert d’Ndox Electrique - étaient toutes les trois des décharges festives, joyeuses,et débridées.
 
Bien sûr ! Je suis pessimiste quant à la culture de masse qui se racornit toujours plus et s’effondre sur elle-même, à grands renforts de concentration des pouvoirs et de contenus abêtissants. Mais à l’inverse, nous n’avons jamais eu autant d’outils à notre disposition. Comparé aux moyens dont nous disposions avant la démocratisation de l’Internet et des outils numériques, c’est sans commune mesure. Il n’y a jamais eu autant de possibilité de création et de diffusion pour les marges, pour tout ce qui est décalé, pour nos mondes parallèles. En matière d’auto-production, on vit quand même une époque rêvée. Imagine qu’il pouvait être compliqué d’accéder à une caméra dans les années 1980. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous dispose d’un smartphone.
 
D’autant que les frontières culturelles s’avèrent de plus en plus perméables, ce qui ouvre de magnifiques possibilités. Je pense à toutes ces initiatives passionnantes, comme ce que font nos amis de Putan Club avec leurs projets Ndox Électrique, au Sénégal, et Ifriqiyya Electrique dans le Sahara tunisien, aux Indonésiens de Senyawa, aux Taïwanais de Mong Tong, à qu’il se passe autour du label Nyege Nyege en Ouganda, de SVBKVLT à Shanghai, de Sahel Sounds pour la zone subsaharienne… Pour qui garde l’oreille et l’oeil ouverts, il y a de nouvelles hybridations, des initiatives créatives inattendues et surprenantes dans tous les sens. Ça tient pour beaucoup à la manière dont nous regardons le monde, à notre capacité à nous émerveiller.
 
Et puis, pour revenir en même temps sur l’intelligence artificielle et l’optimisme, il faut savoir rester patient ! En 1971, des ingénieurs japonais de la firme Matsushita avaient inventé un tourne-disque qui fonctionnait avec un moteur, plutôt qu’avec une courroie d’entrainement : la Technics SL-1100. Ils n’imaginaient pas du tout qu’un immigré jamaïcain connu sous le nom de DJ Kool Herc détournerait cette platine pour inventer le scratching, quelques années plus tard à New York. Cet outil inventé à destination de mélomanes, adorant le jazz et la musique classique, a fini par participer à la création du hip-hop. William Gibson, l’auteur du Neuromancien déjà évoqué plus haut, a cette phrase très juste : « La rue trouve son propre usage pour les choses. »
 
Nous ne sommes qu’aux balbutiements de l’IA. On pense généralement aux intelligences artificielles génératives, mais il existe plein d’autres formes d’intelligences artificielles, qui travaillent dans des directions très différentes. Peut-être que la rupture que nous évoquons se produira dans un domaine auquel nous ne pensons pas encore… Attention à ne pas rester enfermés dans nos tunnels de réalité et engoncés dans nos acquis !
 
Revenons sur les moments auxquels tu as participé cette année à l’Étrange, en commençant par le concert extatique de Ndox Electrique. Comment connaissais-tu le groupe ?
 
François R. Cambuzat, le guitariste du groupe, m’a contacté via La Spirale en septembre 2023. Il m’annonçait la sortie d’un album avec sa nouvelle formation de Ndox Electrique, me demandant si cela pouvait m’intéresser pour une interview et peut-être les aider à trouver des dates à Paris. Comme de bien entendu, j’ai tout de suite adoré le projet. Quelques mois plus tard, Frédéric Temps de l’Étrange Festival me parle à son tour du groupe et de leur récent album à propos du trentième anniversaire du festival et de sa soirée L’Étrange Musique. Je n’ai fait que les mettre en relation directe, ce qui se serait certainement fait sans moi.
 
Au final, on s’est tous pris une sacrée tarte dans la figure ! J’avais déjà été très impressionné par Putan Club, le duo de Gianna Greco et de François R. Cambuzat, que l’on retrouve à l’origine de Ndox Électrique. Ndox Électrique, c’est encore une autre expérience... les incantations rituelles et les musiciens sénégalais, les guitares, les samples. Tu as pu le constater par toi-même, le public de L’Étrange Musique est littéralement entré en transe.
 
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© Frédéric Ambroisine
 
Leur projet Ndox Électrique est relativement nouveau, mais Gianna et François sont des vétérans de l’underground avec des milliers de concerts à leur actif, en Europe et dans le monde entier ; depuis les plus grandes scènes jusqu’aux squats les plus obscurs. Ils ont véritablement développé un circuit alternatif unique, en marge de l’industrie musicale et des médias de masse. Quelque part, cette rencontre entre eux, La Spirale, Mutation Magazine et L’Étrange Festival était comme annoncée et évidente. Et nous pouvons déjà annoncer un prochain concert parisien de Putan Club, le samedi 29 mars 2025, à la Gare Expérimentale (Paris), avec de nombreuses surprises à la clé !
 
Quelques jours avant le concert, tu avais présenté à l’Étrange Makamisa: Phantasm of Revenge réalisé par Khavn de la Cruz. Que peux-tu nous dire sur ce réalisateur haut-en-couleur ?
 
Khavn est originaire de Manille, la tentaculaire capitale des Philippines - un gigantesque cloaque de près de 15 millions d’habitants. Dans les années 1990, il y avait monté un bar qui constituait le point de convergence de toute la scène underground et alternative. C’est dans ce cadre qu’il a commencé à faire ses premiers courts-métrages, et le reste a suivi. De ses propres dires, il aurait réalisé pas moins de 300 films (tous formats confondus) !
 
On se souvient de Squatterpunk (2007) sur un gamin des bidonvilles qui veut devenir gangster, avec une iroquoise à la Travis Bickle (personnage joué par Robert de Niro dans Taxi Driver) ou encore de Mondomanila (2010), une autre de ses réalisations qui mettait en scène les freaks de ces mêmes ghettos et bidonvilles. L’un des éléments caractéristiques de ses innombrables projets est le croisement entre une énergie très punk et une dimension désormais plus mystique. Ce qu’illustrait bien Makamisa: Phantasm of Revenge.
 
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Makamisa

Quant à présenter son film à L’Étrange Festival, je n’ai pas pu en placer une. Khavn a volé la chaise roulante d’un handicapé et est entré en hurlant dans la salle, avant même que je ne puisse dire un mot ! (rires)
 
Quelle est ton histoire avec l’Étrange Festival ?
 
Je connaissais bien sûr le festival, mais c’est Alain Burosse qui m’a présenté à Frédéric Temps et à l’équipe de L’Étrange Festival. Alain Burosse fait partie des grandes figures de la télévision française, qu’il a participé à révolutionner à partir du milieu des années 1980 à la tête des programmes courts de Canal+. On lui doit L’Oeil du cyclone, un maelström d’images et de sons qui déferlait en clair chaque samedi à l’heure du déjeuner sur des thématiques telles que les fakirs, les effets d’optique, les punks français ou les chanteuses transsexuelles turques, mais aussi les « Nuits Imagina », consacrées aux nouvelles images numériques, les premières « Nuits gays » de la chaîne cryptée et une foule d’autres productions, avec bien sûr un impact très important sur la production de court-métrage en France, mais aussi au-delà de nos frontières.
 
Et j’ai donc été invité pour la première fois à participer à L’Étrange Festival et y présenter mon film Vampyres en 2009.
 
Le premier de tes deux films donc.
 
Oui, celui-ci est un documentaire, filmé entre 2002 et 2007, sur les « vampyres » des ghettos de New-York, notamment dans le Bronx, le Queens et Spanish Harlem. Les vampyres portent des crocs, boivent du sang humain ou disent se nourrir de l’énergie vitale de nos congénères. À l’image de la Gotham City sombre et tentaculaire de Batman, NYC faisait figure de Mecque du vampyrisme et nous y avons longuement tourné. Mais cette culture s’est aussi développée dans le monde entier : Nouvelle-Orléans, Amsterdam, Paris, le Japon, jusqu’aux favelas de Rio. Partout où il y avait une subculture goth, on trouvait une extension vampyrique.
 
Les vampyres étaient organisés par clans, comme celui des Hidden Shadows que j’ai suivi à Spanish Harlem. Et il leur arrivait de se réunir lors des soirées démentes réunissant des milliers de vampyres, dont celle que j’ai filmée dans une ancienne cathédrale transformée en club au coeur de Manhattan : l’ancien Limelight, rebaptisé Avalon à cette époque. Ils organisent encore chaque année un rassemblement de vampyres du monde entier à la Nouvelle-Orléans : la Endless Night !
 
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© Laurent Courau
 
Après cinq années de tournages parfois difficiles aux États-Unis, mais aussi en France, à Amsterdam, etc., j’ai terminé la post-production de ce film en 2007, qui est d’abord sorti en DVD en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Russie. Nous avons aussi eu la surprise qu’il soit vendu en « bundle » avec le premier film de la série Twilight par Amazon Allemagne au moment des fêtes de fin d’année. Autant dire que certaines mères de famille ont dû avoir quelques surprises ! (Rires) Et ce projet s’est également décliné dans un livre, publié dans la collection Pop cultures chez Flammarion.
 
Les Sources occultes, mon second film, était quant à lui un film de fiction tourné dans la Demeure du Chaos. Un lieu unique, parsemé d’hélicoptères et d’avions écrasés au sol, de bunker en métal et de containers comme sortis des entrailles de la Terre, conçu par Thierry Ehrmann, un homme d’affaires et artiste lyonnais. Les Sources occultes réunit une web-série fantastique et un long-métrage expérimental, avec pour thème principal la Demeure du Chaos, son ésotérisme, ses visions eschatologiques, etc.
 
Ce film a été présenté en 2019 à L’Étrange Festival, dix ans après Vampyres. Un bon chiffre ! (Sourire) Je me méfie pas mal des auteurs et des réalisateurs qui se sentent obligés de sortir un nouveau film ou un nouveau bouquin tous les ans, pire tous les six mois, sur plusieurs décennies. Ou ce sont des génies d’une résilience exceptionnelle ou il y a encore là quelques chose d’une hyper-production. Séance à la suite de laquelle j’ai eu quelques difficultés à expliquer aux spectateurs que ce délire ininterrompu de 65 minutes était avant tout un « film d’entreprise », même s’il s’agissait - dans le cas présent - d’une entreprise aussi particulière que le Demeure du Chaos. (Rires)
 
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© Laurent Courau
 
Est-ce que tu vois la culture underground évoluer depuis une quarantaine d’années ?
 
Oui, bien sûr. Mais généralement là où on ne l’attend pas. Dans les années 1980, le grand dénominateur commun était la musique. De nouveaux sons apparaissaient chaque semaine et avec eux de nouvelles esthétiques visuelles, de nouveaux looks et attitudes, voire de nouveaux lieux, de nouvelles drogues et même de nouvelles manières de vivre. On peut ainsi renvoyer face-à-face les punks de la seconde vague, les gothiques et les nouveaux romantiques, la culture hip-hop et les premières rave-parties, le reggae-dub et la musique industrielle, les travellers britanniques et le psychobilly, la trip-hop de Bristol et les clubs techno de Berlin, etc. Ça n’arrêtait jamais d’innover, de bouleverser, de révolutionner.

Au fil des années, la créativité s’est déportée pour défricher d’autres terrains avec l’émergence de nouvelles technologies : Internet, les médias et les images numériques, de nouvelles manières de créer sur de nouveaux supports audiovisuels, les environnements immersifs, le jeu vidéo, etc. Aujourd’hui, ce qui me semble prédominer, c’est l’hybridation entre des cultures très différentes que j’évoquais plus tôt… des musiciens traditionnels africains qui collaborent avec des producteurs de l’underground hip-hop japonais, qui se font remixer à leur tour par des producteurs de techno gabber indonésiens, avant de servir de bandes-sons à des courts-métrages fantastiques et ésotériques brésiliens que l’on retrouve à Paris sur les écrans de L’Étrange Festival.
 
Tu vois l’idée… Tout ça à un rythme soutenu par une vitesse de diffusion et de consommation sans précédent. Quand j’étais adolescent, je pouvais tout au plus me payer deux ou trois disques par mois. Je les écoutais en boucle jusqu’à les épuiser, physiquement. Maintenant, on peut télécharger une centaine d’albums en cinq minutes. Le rapport à la culture est tout autre. Et je subodore, de ce fait, un retour à l’objet physique et palpable, au disque, au papier, au concret. C’est d’ailleurs la prochaine étape pour Mutation. À partir du début de l’année prochaine, nous allons sortir des numéros thématiques, collectifs, semestriels pour commencer. L’objectif étant d’ancrer et d’incarner notre contenu de manière différente.
 
D’où l’importance renouvelée des lieux et des rendez-vous physiques… Depuis la fin de l’épidémie de Covid-19, il est impossible de lister tous les lieux alternatifs qui ont germé en France, du fin-fond de l’Auvergne aux Pyrénées, en passant par la Creuse et les banlieues parisiennes. À l’abri des caméras et des regards inquisiteurs, à la façon du mycélium, ces réseaux de champignons qui sous-tendent le monde végétal. Ce qui nous fait encore une fois revenir à nos amis du Putan Club. Toute l’année, ils tournent dans des lieux alternatifs de ce type, depuis la campagne serbe jusqu’à la Finlande ou au sud de l’Italie, jusqu’au Tadjikistan. Leur exemple illustre parfaitement ce retour au réel, au palpable, à une expérience multi-sensorielle, concrète et partagée.
 
Quel est ton regard sur l’évolution de la culture « mauvais genre » ? Est-ce que tu la vois se mercantiliser ? Se démocratiser ?
 
Difficile à dire. Tout ce qui peut potentiellement rapporter de l’argent sera recyclé et commercialisé. C’est certain et maintes fois prouvé au cours des décennies récentes, depuis l’ensemble des révoltes adolescentes à partir des années 1950 jusqu’aux déviances les plus extrêmes de la pornographie. À partir de là, je ne crois plus en l’existence d’un « mauvais genre » comme une forme d’opposition à la culture de masse et au business triomphant.
 
Dans les années 1970, Richard Branson avait triomphé en comprenant que le punk était une « marque » profitable et en choisissant de sortir l’album des Sex Pistols, là où d’autres maisons de disques avaient renoncé. Bien lui en a pris, il a plus tard été anobli par la reine d’Angleterre. À partir de là, le « mauvais genre » me semble plutôt se situer du côté de ce qui n’est pas commercialisable, de ce qui échappe à toute logique comptable et mercantile, plutôt que d’une posture ou d’une esthétique. Les industries culturelles et créatives se fichent bien de ce que tu écris, de ce que tu peins, de ce que tu filmes, de ton look, de ton genre ou de ton non-genre, de tes opinions politiques, philosophiques ou intellectuelles… tant que tu rapportes de l’argent et que ta rémunération reste strictement minoritaire.
 
C’est une des raisons pour lesquelles je crois fermement à l’impérative nécessité d’un réenchantement du monde. Au besoin de retrouver un ancrage dans le merveilleux et les mystères, dans ces dimensions indomptables où l’idée même de normalisation des choses est - par essence - absurde. Le monde actuel n’est qu’une histoire que l’on nous raconte et que l’on s’impose. Ce qui n’a rien d’antinomique avec ce que nous disions plus haut autour de Mutation et de la place qui y est accordée aux sciences, bien au contraire. On peut prendre autant de plaisir à s’informer sur la physique quantique, l’astrophysique et les origines de l’univers qu’à s’enthousiasmer pour la cosmogonie et les masques dogons, la magie du chaos, le spiritisme ou les peintures rupestres chamaniques du Hoggar saharien.
 
Le monde est grand, nos esprits plus encore. Rien ne nous oblige à nous cantonner à un sujet ou à un domaine exclusif. Au contraire, le bonheur me semble être de superposer les grilles de lecture et de faire sécession avec la réalité consensuelle.
 
© Nicolas Andrieux, 2024 (Instagram : @_n.to.the.x_)
 
 
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Circuits Courts: la rubrique de Nicolas Andrieux #1 Aldo Lado & rencontre avec l'éditeur Frenezy
 
Circuits Courts: la rubrique de Nicolas Andrieux #2 Rencontre avec Christian Valor et Marilyn Jess
 
Circuits Courts: la rubrique de Nicolas Andrieux #3 rencontre avec Laurent Courau
 
Circuits Intégrés: 10 jours à l’Etrange festival 2024

 
 
 
 
 

 

 
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