GUY MADDIN RÉTROSPECTIVE INTÉGRALE
Plusieurs événements autour du cinéaste Guy Maddin, ont ponctué la rentrée 2009: la sortie du DVD Des trous dans la tête !, une rétrospective au Centre Pompidou, une version scénique du film Des trous dans la tête! avec Isabella Rossellini et la sortie en salle de Winnipeg mon amour.
Retour sur un auteur que nous aimons tout particulièrement et que nous avions accueilli à Hors-circuits en 2003 à l'occasion de la sortie de Dracula, pages tirées du journal d’une vierge
(> par ici)
 

Guy Maddin a repris le cinéma là où l’on l’avait laissé peu de temps après sa naissance. Voir ses films nous révèle cette simple évidence : voilà des années que le cinéma est orphelin. Orphelin de ses premières aspirations à pénétrer la fantaisie propre à nos imaginations, orphelin d’un regard neuf, d’un souci de voir les choses non comme des réalités plastiques et froides mais comme un ensemble d’affects qui nécessitent un artifice visuel pour se dévoiler.
 
Cet artifice à lui seul pourrait nous occuper sur des pages entières. Pourtant ici aussi Maddin ne fait que renouer, la plupart du temps, avec de vieilles recettes qui pourraient paraître éculées et qui font cependant encore de véritables merveilles : le noir et blanc granuleux, les filtres colorés, les jeux d’acteur à la fois empruntés et excessifs, les cartons, tout cet attirail d’une autre époque, de la grande époque du muet, nous plonge d’emblée dans un temps qui n’en est plus un, dans un flottement où tous les référentiels semblent dès leur naissance voués à s’échouer sur les étagères d’un quelconque musée. Les costumes, les décors, le son chargé d’un brouillard de parasites, tout semble à la fois incongru et archaïque, suspendu entre un vieux tableau de la fin du XIXème siècle et un film expressionniste.
 
On pourrait voir là, dans ce jeu de références, un simple travail de mémoire. C’est à la fois vrai et bien plus que cela : vrai car cet artiste n’a jamais caché ses goûts pour cette époque révolue du cinéma et sur la simplicité financière que ces techniques anciennes lui permettaient d’acquérir ; mais cela va effectivement bien plus loin, car à ce talent graphique vient s’ajouter un sens particulier de l’écriture qui, non seulement, justifie pleinement ce parti pris, mais amène cette œuvre à postuler un nouvel état du cinéma qui ne nous avait pas été rappelé depuis l’expressionnisme allemand – à savoir que le cinéma, en tant que médium, n’a pas à recréer de réalité pour faire naître en nous un sentiment évoqué par une copie, mais peut nous permettre, en inventant un monde fictif et déformé par nos sentiments, de mieux exprimer et comprendre ces derniers.
 
Et c’est là tout le réel talent de Maddin. Quand il met le spectateur face à des artifices si évidents qu’ils lui rappellent sans cesse qu’il est devant un film, il lui avoue délicatement qu’il y a un sens particulier à trouver dans ses histoires alambiquées, qu’il joue avec des niveaux de compréhension qui sont extérieurs à la narration première des faits. S’il se permet de rappeler le cinéma à sa propre histoire, il le fait parce que les glissements et les tremblements de la mémoire sont les ressorts qui animent non seulement sa démarche plastique mais aussi ses personnages. Ils sont nombreux, dans ses films, ces personnages un peu égarés, souvent amnésiques, qui ne vivent qu’avec le souvenir d’un amour pour les soutenir - comme cet officier, à Arkhangel, qui croit revivre sans cesse sa journée de noces, seul homme heureux dans une ville en guerre qui a oublié que l’armistice a été signée ; comme son double, dans cette même ville, qui est amoureux de la même femme, parce qu’il voit en elle son défunt amour dont il a oublié le décès. Dans Careful, son film suivant, c’est le fils qui tombe amoureux de sa mère, porteur du désir fossilisé de son père, comme si ces déficiences mémorielles pouvaient se transformer en accidents temporels et glisser d’une génération à l’autre, d’une personne à l’autre, abolissant pour un temps l’évidence des individualités au profit d’un sentiment général d’angoisse et de répression. C’est cette maladie de mémoire qui engendre les répétitions maladroites, le bégaiement des erreurs qui conduisent ces films à une tragédie inévitable qui est leur conclusion pessimiste et récurrente, aussi inéluctable qu’est le réveil à la fin d’un mauvais rêve.
 
Car Maddin est l’un des rares cinéastes, et l’un des rares artistes tout court, qui ait réussi à recréer d’une façon aussi précise la mécanique des rêves. Peu de dialogues et beaucoup d’images, floues ou irisées, des histoires dans les histoires qui s’enchevêtrent à n’en plus finir, des répétitions, un temps incompréhensible, des personnages qui semblent parfois pouvoir s’interchanger, se mélanger tant leurs désirs se rapprochent… Chacun de ses films ressemble à une promenade hallucinée dans une nuit agitée et à demi consciente, secouée de peurs informulées, de désirs lourds mais à peine exprimés qui s’épanouissent à merveille dans le décor de ces époques puritaines (la métaphore du village de Careful, où personne ne doit faire de bruit, exprimer sa joie, pour ne pas déclencher d’avalanche, est à ce titre exemplaire).
 
C’est même là, dans ces désirs, cette sexualité omniprésente, que s’épanouit le génie particulier des correspondances dont fait montre Maddin. Nombre de ses plans sont empreints d’une grande sensualité ; mais bien plus nombreuses encore sont les scènes qui évoquent cette sexualité de façon détournée, la doublant d’une impression trouble qui la teinte à merveille selon les desseins du réalisateur – ainsi la jalousie, la peur, la concupiscence. Nous en prendrons pour exemple la maladie de cicatrices qui est évoquée dans Tales from the Gimli Hospital : une maladie se propage, et les contaminés se reconnaissent à l’apparition de cicatrices sur leur peau (ceci étant inspiré d’une épidémie de variole qui avait touché un village proche de Winnipeg, la ville natale de Maddin). L’apparition d’une cicatrice sur le visage de Gunnar marque l’avènement de son désir pour la belle naufragée qu’il secourt ; lorsque ce désir est en passe de se réaliser, lors de leur nuit de noce, alors qu’il voit pour la première fois sa jeune épousée nue et la découvre couverte elle-même de ces cicatrices, c’est autant le dégoût de son propre désir, qui va trouver une réalisation physique apparemment décevante, que sa jalousie, chacune de ces cicatrices marquant le désir d’un autre homme, qui prend le visage abominable de la maladie. Pour l’amant post mortem de la jeune femme, le futur ami de Gunnar, sa maladie, sa cicatrice à lui expriment la culpabilité de la réalisation de l’acte de chair, horrible dans le cadre du récit car nécrophile, mais que la stigmatisation par cette astuce narrative renvoie à une culpabilité plus profonde du personnage, celle de ne savoir plaire (que l’on avait entrevue lors d’une scène particulièrement troublante où, soucieux de son apparence, il se gomine les cheveux en écrasant un poisson au-dessus de sa tête). Ainsi rien n’est dit, ou très peu, mais tout est apparent au travers de ce jeu des symboles qui se construit pour l’occasion entre les protagonistes.
 
Mais revenons un instant à nos personnages amnésiques d’Archangel : eux aussi étaient deux hommes, tiraillés par l’amour d’une même femme, comme ceux que nous venons de décrire. C’est là une structure qui semble assez récurrente dans les films de cet auteur, que l’on peut retrouver en partie dans Careful et dans son complexe jeu d’incestes ; Maddin s’en est expliqué pour Tales…, racontant qu’il avait écrit ce film dans un contexte de rivalité amoureuse. Mais il semblerait qu’il faille voir dans ce schéma une astuce permettant de décliner le désir selon diverses modalités : si l’on reprend en effet l’idée d’une proximité étroite à l’inconscient, l’idée d’une logique onirique, le désir prime sur le contexte de son expression et le définit. En d’autres termes, nous sommes face à un désir, celui, dans Tales…, d’aimer cette jeune femme ; tout va tourner autour de ce point. Les deux hommes qui s’opposent dans cette lutte d’intérêt ne sont que les deux reflets de ce même désir et, par rapport à ce dernier, sont identiques. Leur similitude va même plus loin : tous deux ne pourront réellement l’aimer et auront besoin de la voir morte pour l’atteindre.
 
Il en va ainsi de presque tous les personnages masculins de Maddin, du moins jusqu’à son très beau Dracula : ce ne sont que des ombres errantes à la recherche d’amours impossibles ou perdus, morts le plus souvent, ou appartenant à des générations qui leur échappent. Comme si cette sexualité pesante ne pouvait trouver sa solution que dans une dissolution morbide et toujours impossible.
 
Avec un tel constat, il n’est pas étonnant que Maddin ait été amené à travailler sur le Dracula de Stocker, dont la charge érotique, le jeu des jalousies ne pouvait lui être étranger. Cette fois c’est ici le personnage féminin qui s’abandonne à ce mort-vivant, à ce vampire qui est devenu l’icône d’une sexualité affranchie et dangereuse. Elle se donne à une liaison impossible, mortifère, mais y trouve un soulagement que l’on ne rencontrait que rarement dans les œuvres de Maddin. Même si ce Dracula, Pages tirées du Journal d’une Vierge, qui clôt le coffret édité par ED, est en un sens une œuvre de commande, même si son histoire était déjà écrite (une nouveauté dans le parcours de l’auteur), même si l’on penche ici vers un fantastique affiché alors que Maddin préfère les terrains plus flous de l’onirisme, ce film ne détonne en rien dans son parcours et l’illumine même d’une ironie insolite qui va, comme toute l’œuvre de ce cinéaste d’exception, bien au-delà d’une simple entourloupe visuelle.
 
Laurent Bramardi
 
> lire l'interview exclusive de Guy Maddin > par ici
 
Guy Maddin
 
"Il y a une forte pression du public pour que l’image et le son soient au service d’un réalisme banal, une forte exigence d’avoir des films identiques à la vraie vie. Mais nous vivons la vraie vie. Quand on lit un livre, on a envie d’être transporté dans des endroits merveilleux, et quelques-unes des histoires les plus marquantes qu’on nous ait jamais racontées, sont celles que nous écoutions, enfants, blottis sous des couvertures… Pourquoi n’exercerions-nous pas cette tradition de l’enfance dans des formes adultes qui dégageraient ces émotions que les enfants ressentent. C’est le but que je me suis fixé pour tous les films que je veux faire."
Guy Maddin

Guy Maddin Isabella
Isabella Rosselini danse
 

 
Guy Maddin est diplômé en sciences économiques. Il a fait en seize ans plusieurs longs métrages (dont Tales from the Gimli Hospital, Archangel, Careful, The saddest music in the world, Dracula, pages tirées du journal d'une vierge...) et dix-sept courts, véritables triomphes de l’imagination sur les contraintes budgétaires. Ses films se déroulent la plupart du temps dans des décors semi-mythiques, dans un proche passé qui n’a jamais existé.
 
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Archangel
 

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Careful
 

Guy Maddin
Careful
 

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Tales...
 

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Tales...
 

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Dracula
 

Guy Maddin
Winnipeg mon amour
 

Guy Maddin
Des trous dans la tête!
 

Guy Maddin
Des trous dans la tête!
 

 
Des trous dans la tête! de Guy Maddin (Canada, EU - 2006 - 97 min) : Guy Maddin passe sa jeunesse en compagnie de sa sœur, sur l'île mystérieuse dont il héritera un jour. Ils partagent cet endroit avec une horde d'orphelins vivant en communauté dans un « phare-orphelinat ». Chacun de leur geste est surveillé par une mère tyrannique ; dans son laboratoire, nuit et jour, le père travaille à la réalisation d’un mystérieux élixir de jouvence…  
 
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